Addendum

UNE SOIRÉE CHEZ WANG SHIXIANG

Pékin, automne 1979

Une soirée chez Wang Shixiang

Pékin, automne 1979

«Ce qin, Li Bai aurait pu en jouer» me dit Wang Shixiang, lors de notre première rencontre, le visage éclairé par un magnifique sourire. J’avais eu l’adresse de ce grand expert et collectionneur pékinois par une amie de Hong Kong, quelques jours seulement avant la fin de mon séjour d’étude au Conservatoire. Je revins le lendemain, une bouteille de Cognac à la main. La soirée commençait bien: Yuan Quanyou, l’épouse de Wang Shixiang, ancienne élève de Guan Pinghu, m’attendait avec une tasse de thé. Elle m’annonça que Zheng Minzhong, un ami de longue date, n’allait pas tarder. Peu après effectivement arriva ce convive, perché sur une vieille bicyclette. Un précieux instrument emballé dans une fourre en soie était ficelé dans son dos. Remarquable connaisseur des qin anciens, il avait également été l’élève de Guan Pinghu dont il jouait les morceaux avec une douceur et un phrasé paisible, rarement présents dans les interprétations du maître.

«Sons légués par le Sage», Da sheng yi yin 大聖遗音, le fameux instrument des Tang contemporain de Li Bai, m’attendait posé sur une table ancienne. De forme «Fuxi», ce qin construit en 756 avait traversé les siècles sans encombre. Il venait cependant de subir une longue épreuve. Enfermé en hâte dans un entrepôt pour échapper à la vindicte des gardes rouges au début de la Révolution culturelle, il avait enduré plus de dix ans d’ankylose sans avoir pu être mis en vibration. À mon arrivée, il sortait à peine de sa remise et ses cordes neuves n’avaient pas encore trouvé une tension stable. Ce problème ne m’empêcha pas de faire sonner l’instrument dans tous ses registres, tout en m’arrêtant souvent pour rectifier l’accordage. Je découvrais à chaque instant la saveur inouïe de son timbre.

La beauté d’un instrument, son dessin, ses proportions, la régularité de ses craquelures, la couleur de sa laque, tout ça peut être capté par l’objectif d’un appareil de photo. De même, un bon micro traduira, certes imparfaitement, l’équilibre de sa sonorité et la pureté de ses harmoniques. Mais pour ceux qui ont eu la chance, comme moi, de faire sonner cet instrument, la révélation se situe ailleurs et est plus difficile à cerner. Elle réside dans l’incroyable facilité de jeu de l’instrument, et trouve, en partie, sa source dans la perfection de la courbe de sa table d’harmonie qui crée la distance idéale entre cette dernière et les cordes. Mais il y a plus. Avec cet instrument quelque chose de profondément vivant et animé s’éveille au moindre effleurement. Il y a là un mystère que ne saurait expliquer la seule ancienneté du bois, (de même que le secret d’un verni n’a jamais expliqué la sonorité d’un Stradivarius). Dans les deux cas, on a à faire à des produits d’un âge d’or autant qu’à la main d’un luthier de génie. Pour celui qui joue, le résultat est surprenant, inattendu et profondément émouvant. Sous des doigts habitués à labourer la table d’harmonie, les notes surgissent soudain sans le moindre effort, à tel point qu’on a parfois l’impression que c’est la mélodie qui vous joue et non l’inverse! Tel un chaman dont l’incantation donne des ailes, ce qin nous appelle et nous envoûte… Pour ma part, il m’a mené bien haut et m’a conduit bien loin.

Mon micro simplement posé sur la table, je commence par les cordes à vide. Le timbre me fascine; je continue, goûtant la pureté des harmoniques, la durée presque surnaturelle des sons appuyés. J’enchaîne avec un passage de Changqing, «La longue pureté», (un morceau auquel je m’entraînais depuis quelque temps en prévision d’une visite à Zhang Ziqian à Shanghai). Mon jeu est frénétique. Emballé par l’incroyable aisance d’émission sonore de cet instrument, je prends à peine le temps de m’interrompre pour effectuer de rapides réglages des cordes. Wang Shixiang me sort un peu de ma transe en s’écriant: «Étonnant, entendre un étranger…». Je continue. Encore quelques notes, puis, cherchant à capter la magie des harmoniques, j’approche mon micro, jusqu’à toucher le bois du vénérable instrument.

Plus tard dans la soirée, Zheng Minzhong interpréta un morceau que lui avait enseigné Guan Pinghu, «Les oies sauvages descendent sur la grève». Son maître l’avait lui-même appris de Yang Shibai (1863-1931), célèbre spécialiste du qin et collectionneur du début de l’ère républicaine à Pékin.

Le qin de Zheng Minzhong sonnait admirablement. Espérant capter quelque chose du timbre de l’instrument, mais aussi pour garder une trace du jeu paisible de monsieur Zheng, je mis en marche mon enregistreur. Une longue intimité semblait unir ce musicien à son instrument. Ses doigts évoluaient sur les cordes sans entrave et apparemment sans le moindre effort, dans une détente parfaite.

Voici l’enregistrement pris sur le vif lors de cette soirée entre amateurs. Nous sommes à Pékin au début de l’automne 1979.

«Les oies sauvages descendent sur la grève» Pingsha luoyan 平沙落雁

par Zheng Minzhong 鄭珉中

Pour moi, ce morceau est de la très belle musique, qui plus est, jouée sur un instrument rare. Les cordes sont en soie — probablement de bonnes cordes d’avant la Révolution culturelle. Si j’ai choisi de faire figurer cet enregistrement ici, c’est qu’il révèle clairement une des caractéristiques principales de telles cordes. Lorsqu’elle est de bonne qualité, la corde de soie permet d’entretenir le son longtemps après l’attaque. Chaque glissement de la main gauche se traduit par une nouvelle note, sans que que le musicien ait à ré-attaquer la corde avec la main droite.

L’instrument sur lequel jouait Zheng Minzhong date des Song, il vibrait à la moindre sollicitation. À chaque nouveau glissement, le son renaissait de ses cendres.

Le timbre de ce qin est évidement moins attrayant que celui du Dasheng yiyin de Wang Shixiang. Beaucoup des sons parasites qui peuvent déranger à la première écoute proviennent de la surface de laque, devenue irrégulière, contre laquelle la corde entre régulièrement en contact et produit cet effet indésirable de «frisage» systématique.

Sur le qin de Wang Shixiang un léger frisage (dû probablement à de vieilles cicatrices réapparues au cours de son long silence forcé) est également perceptible. Avant la Révolution culturelle ce remarquable instrument avait pourtant été l’objet d’une restauration très fine par Guan Pinghu. Le qin de Zheng Minzhong, lui, n’a manifestement pas bénéficié d’un tel traitement.