Addendum

Bai Juyi

Quelques poèmes sur le qin

Bai Juyi 白居易

Quelques poèmes sur le qin

Pêcheur solitaire - Peinture de Ma Yuan

La légende raconte que Bai Juyi (772-846) avait une vieille servante illettrée à laquelle il lisait ses poèmes. Ce qu’elle ne comprenait pas à la première écoute était aussitôt corrigé. La clarté de la langue de Bai Juyi, peu encombrée d’allusions littéraires, est effectivement frappante. Le jeune et brillant lettré va du reste utiliser cet outil redoutable comme arme pour dénoncer les injustices sociales de plus en plus criantes dans une Chine en pleine crise et encore profondément traumatisée par la rébellion militaire qui avait fait chanceler l’empire au milieu du VIIIe siècle. Alors que la carrière de Bai Juyi dans l’administration devait connaître des fortunes diverses, ses poèmes, eux, circulaient largement. À peine écrits, on pouvait les lire sur les murs des monastères et des auberges. Ils étaient chantés sur les marchés aussi bien qu’à la Cour et, selon les dires mêmes du poète, le tarif des prostituées augmentait dès qu’elles mettaient ces pièces à leur répertoire.

Sur les quelque deux mille huit cents poèmes écrits par Bai Juyi au cours de sa longue vie, seule une partie est consacrée à la description des souffrances du peuple. Le reste de son œuvre témoigne d’une réalité plus intime: ses amitiés poétiques, sa contemplation de la nature, son intérêt sincère pour le Bouddhisme, son regard amusé sur lui-même…

Passionné de musique, Bai Juyi fait preuve d’une remarquable sensibilité dans ses écrits sur cet art. En plus de ses essais théoriques sur la musique, il est l’auteur de très nombreux poèmes relatant ses rencontres avec des musiciens. Le plus long et le plus célèbre d’entre eux, la «Ballade du pipa», décrit avec une étonnante justesse et une force d’évocation peu commune l’art d’une ancienne courtisane joueuse de luth.

Dans les poèmes traduits ici, Bai Juyi parle du qin. Cette fois – et là est tout l’intérêt de cette petite sélection – c’est sa propre pratique musicale qui est évoquée.

清夜琴興

月出鳥栖盡
寂然坐空林
是時心境閑
可以彈素琴
清泠由木性
恬淡隨人心
心積和平氣
木應正始音
響餘群動息
曲罷秋夜深
正聲感元化
天地清沉沉

JE JOUE DU QIN PAR UNE NUIT CLAIRE

La lune se lève, les oiseaux sont perchés pour la nuit.
En silence, assis dans la forêt déserte,
Mon cœur est dispos.
C’est le bon moment pour jouer du qin.
Si la clarté du son vient du bois de l’instrument,
La sérénité en musique dépend de celui qui la joue
Le souffle paisible que j’ai accumulé
Se traduit par des sons probes.
Un dernier accord résonne. Autour de moi, plus rien ne bouge.
Je m’arrête. La nuit d’automne est déjà bien avancée.
Ma musique doit avoir ému la Création
Car l’Univers entier baigne dans une grande pureté.

Le musicien se met en harmonie avec le monde. Pour ce faire, il commence par s’harmoniser lui-même. En accordant son instrument, déjà il s’accorde. Il cultive son souffle, son rythme devient naturel. Avec les années, soudain, l’intérieur et l’extérieur communiquent. Les barrières tombent une à une.

聼《幽蘭》

琴中古曲是幽蘭
為我慇懃更弄看
欲得身心俱靜好
自彈不及聼人彈

EN ÉCOUTANT «L’ORCHIDÉE CACHÉE»

«L’orchidée cachée» est certainement la plus ancienne des mélodies de qin.
Pour que je la comprenne, tu n’as pas hésité à me la rejouer.
Je sais maintenant que d’écouter autrui
Apaise plus sûrement que de jouer soi-même.

La jouissance de celui qui joue du qin vient de sa proximité avec l’instrument. Une grande intimité se développe entre le musicien et son qin. En touchant les cordes, en les effleurant ou, au contraire, en les pressant contre la table d’harmonie, le musicien est toujours au plus près de la source du son.

Il y a cependant une joie particulière à entendre le son prendre son essor à une certaine distance. Comme si l’espace – plus que le silence – était le véritable révélateur de cette musique.

好聽琴

本性好絲桐
塵機聞即空
一聲來耳裏
萬事離心中
清暢堪銷疾
恬和好養懞
尤宜聼三樂
安慰白頭翁

J’AIME ÉCOUTER LE QIN

Le qin convient à ma nature.
Quand je l’entends, j’oublie la malice du monde.
Une seule note suffit,
A chasser mes soucis.
Sa limpidité anéantit ma peine,
Sa sérénité soigne mon ignorance.
J’aime écouter «Les trois plaisirs»,
Mieux que tout, ils apaisent le vieillard que je suis.

夜琴

蜀桐木性實
楚絲音韻清
調慢彈且緩
夜深十數聲
入耳淡無味
愜心潛有情
自弄還自罷
亦不要人聼

LE QIN DE NUIT

Le bois de mon instrument a de la consistance,
Ses cordes produisent des sons limpides.
J’entonne lentement une mélodie paisible,
Quelques notes s’élèvent dans la nuit,
Ténues et sans saveur.
Une émotion secrète s’en dégage et me comble.
Quand vient l’envie, je joue, sinon je m’arrête,
Nul besoin qu’on m’écoute!

Souvent joué au cours de petites réunions d’«amis dans le qin», le qin est avant tout un instrument solitaire dont les seuls auditeurs sont «les deux oreilles du musicien».

船夜援琴

鳥捿魚不動
月照夜江深
身外都無事
舟中只有琴
七弦為益友
兩耳是知音
心靜即聲淡
其間無古今

EN BATEAU, DE NUIT, JE JOUE DU QIN

Les oiseaux sont perchés, aucun poisson ne bouge.
Sous la lune, le fleuve semble plus profond.
Au dehors, nulle préoccupation ne m’agite,
Dans la barque, il n’y a rien d’autre qu’un qin.
Pour amis j’ai ses sept cordes
Comme auditeurs, mes deux oreilles.
Ma tranquillité imprègne la musique,
Passé, présent, soudain sont abolis.

彈秋思

信意閑彈秋思時
調清聲直韻疏遲
近來漸喜無人聼
琴格高低心自知

EN JOUANT «LE RECUEILLEMENT EN AUTOMNE»

Il m’arrive de jouer «Le recueillement en automne»,
Mélodie limpide aux notes franches et dépouillées.
J’aime de plus en plus faire ma musique quand personne ne m’écoute
Et n’ai aucun mal à savoir si j’ai bien joué.

Cette fière solitude résonne tout au long de l’histoire. Elle est revendiquée par Han Xing, un poète des Yuan (1271-1368), qui témoigne lui aussi de la fascination que l’on peut éprouver, seul, face à son instrument:

Si je joue, ce n’est pas pour autrui, pas même pour mon meilleur ami.
Assis face à mon instrument, mes doigts d’eux-mêmes se meuvent sur les cordes.
C’est aux rivières, aux montagnes que je pense.
Pourquoi faudrait-il que les autres le sachent?

置琴曲机上
慵坐但含情
何煩故揮弄
風弦自有聲

QIN

Ayant posé mon qin sur sa petite table,
Je médite, indolent.
Pourquoi devrais-je jouer?
Dans le vent les cordes chantent d’elles-mêmes.

Les sons qui s’élèvent du qin lorsque ses cordes vibrent au vent ne sont perceptibles que du musicien, encore faut-il que ce dernier soit très près de l’instrument. Mais si, pour capter ces sons subtils, plutôt que de tendre l’oreille, vous la collez au qin, vous entendrez la plus étrange des symphonies : Imaginez un concert d’harmoniques au timbre flûté qui s’enchevêtrent et se prolongent en de longs sifflements activés par l’archet invisible du vent. Ces sons suggèrent des espaces infinis et peuvent, quand se lève une bourrasque, se transformer en «tutti» rageurs où les harmoniques révèlent simultanément leur puissance. On se sent très petit face à cette musique qui vient de loin, plus céleste qu’humaine.

Contrairement à la harpe éolienne qui se tait quand le vent tombe, le qin peut encore sonner si l’homme prend le relais. Mais les notes pincées et les sons glissés, malgré toute leur beauté, n’ont pas grand-chose à voir avec le chant des cordes qui vibrent au vent.

松聲

月好好獨坐
雙松在前軒
西南微風來
潛入枝葉間
蕭廖發爲聲
半夜明月前
寒山颯颯雨
秋琴泠泠弦
一聞滌炎暑
再聼破昏煩
竟夕遂不寐
心體俱翛然
南陌車馬動
西隣歌吹繁
誰知玆簷下
滿耳不為喧

LE BRUISSEMENT DES PINS

J’aime m’assoir seul par nuit de lune
Près des deux pins de la galerie extérieure.
Une brise du sud-ouest
Se glisse dans leurs branchages.
Doucement, ils bruissent
Dans la nuit lumineuse.
On dirait une pluie en montagne
Ou un qin qui frémit…
Ce bruit chasse la chaleur accablante de la nuit,
En l’écoutant, notre torpeur disparaît.
Je n’ai pas dormi cette nuit.
J’étais trop bien comme ça.
Dans l’allée, des chars circulaient,
Chez les voisins, des chants retentissaient,
Mais nul ne se doutait que là, sous cet auvent,
Ce n’est pas ce tumulte qui comblait mes oreilles.

De tous les bruits de la nature, il en est un qui fascine et ne saurait lasser, celui du vent dans les aiguilles du pin. Une des plus anciennes mélodies de qin décrit ce bruit. (On raconte que c’est en jouant ce morceau que Bo Ya rencontra l’auditeur idéal. Bien plus tard, il devait lui jouer «Les hautes montagnes et les rivières»…)

Ce qu’on retient du qin, non pas de sa musique mais de son image sonore, les glissements, le lent amenuisement des sons ou encore la résonance des harmoniques, rappelle parfois les frémissements de la nature. L’art s’efface, pour laisser place à quelque chose de plus simple et pourtant d’essentiel. Un champ d’investigation fertile où les sons ne sont que bruissements, où les instruments de musique ont pour nom «Tonnerre du printemps», «Echo du cris de l’oie sauvage», «Cascade», «Vent froid dans les pins», «Harmonie des nuages».