Addendum

Spécificité du qin

Peindre avec des sons

Spécificité du qin

«Peindre avec des sons» serait peut-être la meilleure façon de décrire la qualité essentielle de la musique de qin.

R. H. Van Gulik

Il n’y a pas si longtemps, au lendemain d’une soirée où l’une de mes filles et ses amis avaient fait la fête à la maison, je vis dans le salon une guitare abandonnée sur un siège. Je m’en emparai et, comme tout joueur de qin l’aurait fait, au lieu de prendre l’instrument dans mes bras, je le posai sur mes genoux et me mis à pincer les cordes de la main droite en les pressant sur le manche de la gauche, à la manière des joueurs de slide guitar. J’arrivai malgré la présence des frettes à produire une mélodie qui évoquait un peu la musique de qin. C’est là que je fis une découverte surprenante: les sons produits en pressant les cordes sur le manche de la guitare ne sonnaient pas à l’endroit où elles étaient pressées mais bien plus loin, dans la caisse de résonance. Cette découverte inattendue me fit soudain prendre conscience, par contraste, d’une des caractéristiques les plus fascinantes de qin: sur cette cithare oblongue dont les cordes courent sur toute la longueur de la caisse de résonance toute note appuyée prend son essor là même où la corde est pressée. Les doigts évoluent en effet sans l’intermédiaire de plectre, d’onglet ou d’archet sur la table d’harmonie. Cette table qui correspond à la partie supérieure de la caisse de résonance du qin est parfaitement lisse et dénuée de frettes, de chevalet ou de tout autre élément pouvant s’interposer entre les cordes et les doigts du musicien, si bien que ce dernier est toujours au plus près de la source sonore. Pour qui s’essaye à faire sonner un qin, l’effet est saisissant.

Un autre aspect rarement évoqué dans la description du qin est l’épaisseur très considérable de sa table d’harmonie qui ne ressemble en rien à celles, beaucoup plus fines, d’un clavecin par exemple ou d’un violon. Par endroits cette planche peut atteindre un à deux centimètres d’épaisseur. La table d’harmonie vibre en profondeur autant qu’ en surface. Ce phénomène conditionne à la fois la lutherie du qin (recherche de bois particulièrement sonores et bien vieillis) et le jeu du musicien dont la main gauche doit pouvoir faire pénétrer en profondeur la vibration des cordes dans le bois de l’instrument. Il faut des décennies voire des siècles de séchage pour qu’un qin finisse par vibrer parfaitement, (ceci d’autant plus que l’instrument est entièrement laqué et préalablement enduit d’un ciment assez épais fait de corne de cerf broyée mélangé à la laque crue servant de base aux couches successives de laque). Il faut également du temps avant que le musicien comprenne vraiment comment faire pénétrer la vibration des cordes dans cette masse ligneuse considérable qu’est la table d’harmonie d’un qin. On est là dans un rapport au temps qui n’a plus cours aujourd’hui où la production de qin connait une croissance exponentielle pour répondre aux besoins d’amateurs toujours plus nombreux. Ceci dit, un grand lettré de Hong Kong, le professeur Jao Tsong-yi, pouvait encore s’exclamer il y a quelques années: Un qin qui ne daterait pas d’avant les Ming (1368-1644), on ne saurait en jouer!» Les instruments prisés des connaisseurs datent des Song (960-1279), voire des Tang (618-907), on a donc parfois affaire à des instruments vieux de plus d’un millénaire. 

Radiographie d’un qin des Tang: Dasheng yiyin 大聖遺音 (Sons légués par le Sage), construit en 755 – in «Gugong guqin» (Les qin de la Cité Interdite) p.55, ouvrage publié à Pékin par la Zijincheng chubanshe en 2006 sous la direction de Zheng Minzhong.
Les images de droite, en coupes transversales, donnent une idée de l’épaisseur de la table d’harmonie du qin.

Un idéal sonore

Le vocabulaire servant à décrire la sonorité de certains qin anciens est d’une richesse étonnante, en voici quelques exemples:

hóng immense, sōng détendu, qīng limpide, liàng clair, zhèn vibrant, yuǎn suggérant la distance, harmonieux, rùn onctueux, cāng vigoureux, gāo noble, antique, tòu pénétrant, ample, jìng silencieux, chún cohérent, mào foisonnant, yīng supérieur, xióng mâle, hóng sonore, gāng robuste , chén profond, cuì distinct, nourri, hòu généreux, yuán rond, líng efficace, délié, détaillé, yōu secret, shí substantiel, cuì sans mélange, zhàn épanoui, hún vaste, yuān surgissant des profondeurs, majestueux, yún riche en consonance, élégant , qīng léger, huá répondant aux glissandos, rare, jiàn ferme, liáng frais, liè pur, kuò large, wēn agréable, yún égal.

Ces adjectifs figurent dans une revue publiée par la société d’amateurs de qin de Shanghai à la fin des années ’30. Plusieurs membres de cette société avaient la chance de posséder des qin anciens. Un chapitre entier est consacré à la description de la forme et du son de ces instruments vénérables. Pour mieux cerner la complexité du timbre d’un qin les auteurs ont parfois recours à des combinaisons de deux et même de quatre caractères: certains beaux instruments ont une sonorité «mâle et profonde», d’autres sont «vigoureux» mais leur timbre reste «détendu». Les instruments «parfaitement détendus» et dotés d’une «belle puissance» sont particulièrement appréciées. Il existe des qin dont la sonorité est plus confidentielle, leur relative faiblesse sonore est parfois compensée par un timbre qualifié de «limpide» et d’«onctueux» qui les rend très agréables à jouer. On pourrait multiplier les exemples tant il y a de sonorités différentes, de personnalités contrastées d’un instrument à l’autre. Le seul équivalent en Occident pour ce qui est de la richesse du vocabulaire est à chercher non pas en musicologie mais plutôt en œnologie où les adjectifs utilisés lors de la dégustation du vin offrent une palette comparable. Dans la liste des adjectifs décrivant les instruments anciens de Shanghai, on retrouve plusieurs caractères déjà mentionnés dans un traité des Song, «Les neuf vertus du qin». Je cite le commentaire qu’en donne un des meilleurs connaisseurs du qin au 20e siècle:

«Les neuf vertus du qin» Tian Zhiweng des Song (960-1279) , commentées par Zha Fuxi (1898-1976).

La première vertu est la rareté,: Les harmoniques s’élèvent avec légèreté et rapidité, les sons à vide sont pénétrants, les notes appuyées, limpides, les glissandos, parfaitement fluides.

La deuxième vertu est l’antiquité, : Sans être perçante la sonorité n’est cependant pas émoussée.

La troisième vertu est la pénétration, tòu: Avec le temps, la lymphe du bois a totalement disparu, la colle et la laque utilisées dans la construction sont parfaitement sèches et ne font plus obstacle à la vibration.

La quatrième vertu est le silence, jìng: La table d’harmonie est bien lisse. À son contact, les cordes ne produisent aucun frisage.

La cinquième vertu est l’onctuosité, rùn: Les sons n’ont aucune sécheresse et se prolongent, purs et savoureux.

La sixième vertu est la rondeur, yuán: La résonance est pleine et sans mélange. En s’amenuisant, les sons ne se dispersent pas

La septième vertu est la limpidité, qīng: Les sons, bien perceptibles, sont d’une clarté remarquable.

La huitième vertu est l’égalité, yún: Le timbre et l’intensité sonore sont d’une grande cohérence sur chacune des sept cordes comme en tout point de la table d’harmonie.

La neuvième vertu est la fragrance, fāng: L’instrument ne cesse de s’améliorer quand on le joue. Jamais sa sonorité ne lasse.

L’ami du Sage

Au dos de certains qin figurent des inscriptions. Il s’agit le plus souvent du nom de l’instrument, gravé en gros caractères dans la laque: «Tintement de jade», «Tonnerre printanier», «Echo du cris de l’oie sauvage» ou encore «L’ami du Sage» (entendez, Confucius) etc. Des commentaires plus ou moins longs, poétiques ou philosophiques, sont parfois rajoutés sous le nom de l’instrument. En voici deux exemples:

Poème de Li You (55-135) inscrit sur un qin ancien

蕩滌邪心
雖有正性
其感亦深
去邪去鄭
浮侈是禁
條暢和正
樂而不淫

Le son du qin purifie le cœur de ses penchants mauvais
Même ceux dont la nature est droite
Sont émus par cette musique
Car elle écarte les sonorités lascives
Et empêche les excès
Ces sons pénétrants, harmonieux et corrects
Nous emplissent d’une joie qui jamais ne déborde

La dimension morale si frappante de ce poème n’a rien d’exceptionnel. Déjà formulée par Ban Gu un demi siècle plus tôt, on la retrouve dans de nombreux textes jusqu’à l’époque moderne. Les deux derniers vers se détachent cependant de ce contexte un peu austère. Ils évoquent les qualités esthétiques du timbre de cet instrument ancien. La «vertu purificatrice» de ce qin prend soudain consistance quand on apprend que sa sonorité est «pénétrante, harmonieuse et correcte». Dans la pensée musicale chinoise les domaines de l’éthique et de l’esthétique sont dès l’origine intimement liés. De même que l’homme se révèle à travers sa musique, c’est la pratique de son art qui va lui permettre de réaliser pleinement son humanité.

L’inscription suivante évoque les dimensions cosmologiques du qin et exprime l’admiration de son auteur pour un instrument ancien nommé «Grande élégance», en référence à la musique cérémonielle de l’Antiquité. Un tel instrument, construit par un grand luthier avec un bois exceptionnel, permet au musicien de faire l’expérience cosmique de sa musique, comme si, soudain, il était mis en présence des forces élémentaires symbolisées ici par les rugissements du tigre et du dragon qui prennent le pas sur la musique humaine, (timbre du bronze et du jade):

Inscription de Wei Zongwu (13e siècle) au dos de son qin nommé Da Ya, «Grande élégance»

日之精,月之英
天之籟,聚為聲
堅而貞,圓而清
發達宏暢
悠久幽深
小叩則金鍳玉振
大叩則虎嘯龍吟
豈惟傳拊而宜奏

L’essence du Soleil, l’éclat de la lune
Et l’harmonie du Ciel, s’unissent pour produire cette sonorité
Consistante, ferme, ronde et limpide
Qui s’épanouit, ample et pénétrante.
Son timbre profond longtemps résonne.
Quand je frappe légèrement le bois de cet instrument, il tinte comme du bronze ou du jade
Mais si je frappe plus fort, il se met à rugir comme le tigre ou le dragon
C’est là bien autre chose qu’un instrument seulement agréable à jouer

Inscription sur le qin «Sons légués par le Sage»

(voir Addendum: Une soirée chez Wang Shixiang)

En grands caractères cursifs, le nom de l’instrument: «Sons légués par le sage»
De part et d’autre de l’étang du dragon,  en écriture de chancellerie:
«Du bois de paulownia de Yiyang, du catalpa de Kongsang
Pour que chante le Phoenix sous la lune d’automne et danse la Grue sur la terrasse de jade »
premier sceau: «Application à l’étude»
Deuxième sceau: «Trémulation du jade»

Une pratique de Longue Vie

Dans son «Eloge du qin», le grand poète et philosophe Ji Kang (223-262), affirme que l’on peut, grâce à la musique, «diriger son esprit et entretenir son énergie vitale». Il s’agit là d’une pratique taoïste qui, appliquée au qin, commence par un travail de concentration intense sur le sens de la mélodie et se concrétise dans le développement d’une conscience aiguë des forces qui circulent dans les doigts de celui qui joue. Cette force qui irrigue le corps du musicien est aussi celle qui circule dans ce macrocosme qu’est l’univers. (On aime représenter l’homme comme un «petit univers» avec sa tête, ronde comme le ciel, et ses pieds carrés comme la terre. L’énergie évolue en lui au gré des heures et des saisons, tout comme elle le fait dans le monde qui l’entoure. Quant au qin, il est décrit comme un microcosme avec sa table d’harmonie bombée comme la voûte céleste et une partie inférieure plate comme la terre). On a affaire ici à un exercice à la fois matériel – ou corporel si l’on préfère – et spirituel: «entretenir son énergie vitale» et «diriger son esprit», les deux actions sont solidaires. Comme le remarque Simon Leys, «Les Chinois ont une conception matérialiste de l’esprit et une conception spiritualiste de la matière: loin d’être antinomiques, les deux éléments se compénètrent indissociablement». La pensée chinoise ne connait en effet pas de coupure radicale entre matière et esprit mais plutôt des degrés d’affinement plus ou moins subtils du «souffle», de l’«énergie» ou du «qi», pour utiliser le mot chinois.

C’est bien d’un tel affinement qu’il est question dans la pratique du qin. Les parcours internes du qi lorsqu’on joue de cet instrument sont tout d’abord perceptibles dans les mains. Avec le temps et l’exercice, on finit par sentir cette énergie se transférer dans les cordes. Le musicien visualise le flux qui irrigue son corps. Il l’active en jouant. Cette activité musicale et la conscience corporelle qu’elle implique permet au musicien de continuer à solliciter régulièrement son énergie jusqu’à un grand âge. Alors même que ses forces faiblissent, le musicien fait encore circuler en lui ce «souffle», cette énergie subtile. Il rejoint ainsi ce que les taoïstes appellent la Longue Vie. Cet état désirable ne correspond pas nécessairement à la quête de l’immortalité dont parlent les livres, ni même à la longévité fabuleuse des héros légendaires mais à l’espoir largement partagé de jouir un jour d’une vieillesse sans décrépitude. Nombreux sont les joueurs de qin dans l’histoire à avoir connu ce sort enviable.

 

La vertu de la répétition

Encore une remarque: le répertoire d’un joueur de qin dépasse rarement la trentaine de pièces. Mis bout à bout, la durée totale de ces morceaux n’excède pas deux heures de musique et pourtant ces mélodies peuvent combler une vie entière. Le seul entretien de ce répertoire occupe intensément le musicien. Avec le qin on ne ressent pas nécessairement le besoin constant de découvrir de nouvelles œuvres. Contrairement au clavier occidental et à son système de notation qui permet au musicien de déchiffrer sans trop de problème des pans entiers du répertoire, la cithare des lettrés, instrument d’un grand dépouillement, n’autorise qu’un déchiffrage lent et laborieux. Les tablatures de qin sont certes d’une grande sophistication pour ce qui est du doigté et des ornementations, mais l’absence d’indications du rythme les rendent impropres à un déchiffrage rapide et encore moins à la lecture à vue. Mais là n’est pas le but de cette musique et de sa notation. Elles conduisent celui qui joue vers un autre univers musical, vers le monde du timbre et de la pulsation libre et sans entrave du qi, de l’énergie, domaines auxquels on n’accède que par une attention constante aux enjeux de la production sonore. Le déchiffrage d’une simple mélodie peut prendre des semaines et il faut compter des mois, voire des années, pour se mettre dans les doigts les grands morceaux du répertoire. Le véritable travail ne débute qu’après. Il peut durer des années. Quand l’apprentissage initial est achevé, commence la répétition assidue des pièces connues. Loin d’être lassante, cette répétition est source constante de découvertes pour le musicien, un exercice autosuffisant et inépuisable. Avec le qin, le but n’est pas l’accumulation des mélodies mais leur approfondissement. C’est un travail de longue haleine et seul ce travail peut mener à la maîtrise. À force de répétition, les mélodies finissent par prendre vie, par devenir des êtres à part entière qui aident le musicien et jalonnent son parcours au long de son existence. À la fois autonomes et étrangement intimes, elles opèrent de subtiles catharsis: pour se dégager d’un sentiment de nostalgie trop envahissant, le musicien pourra jouer «Dans la montagne je pense à un ami»; si le climat politique devient oppressant, il jouera «Les trois variations sur les fleurs de prunier» (ces fleurs s’épanouissent au cœur même de l’hiver et résistent aux frimas; porteuses d’espoir, elles annoncent le retour du printemps); si le musicien sent que sa vigilance vacille, il choisira de jouer «L’orage» car, disent les maîtres, «cette mélodie sert de mise en garde».

 

Le cheminement calligraphique

Dans la musique de qin les glissandos occupent une place considérable. Ils sont un peu l’équivalent des traits de pinceau du calligraphe. Comme eux, ils ont du corps, sont structurés et suggèrent un volume. Jamais totalement lisses, ces glissandos doivent tenir compte de la nature de la corde, de sa rugosité et de son énergie. L’accélération ou le ralentissement du doigt sur la corde évoquent ceux du pinceau sur le papier. Les poses qui ponctuent certains glissandos dans leur parcours pour laisser sonner plus longuement une série de notes, ressemblent aux arrêts soudains qu’effectuent les calligraphes pour régler le débit de leur pinceau ou articuler un trait. La musique de qin ne cherche pas à transposer une œuvre visuelle existante en une composition sonore, à faire de la musique avec des calligraphies, comme Moussorgski faisait des oeuvres musicales avec des peintures, mais plutôt d’œuvrer comme le calligraphe lorsqu’il manie son pinceau pour tracer ses caractères. Une part importante du vocabulaire technique et esthétique du qin est directement issue de la calligraphie. L’énergie utilisée pour presser la corde contre la table d’harmonie du qin, peut être très grande, elle doit, disent les manuels, «pénétrer dans le bois de l’instrument à une profondeur de trois dixièmes de pouce». Cette recommandation vient encore de la calligraphie  où la «force de pinceau» joue un rôle considérable:  on demanda un jour à Wang Xizhi (321-379), le plus célèbre de tous les calligraphes, d’écrire des caractères sur une planche funéraire afin de les y graver; l’artisan chargé de ce travail fut très surpris de découvrir que l’encre avait pénétré le bois jusqu’à une profondeur de trois dixièmes de pouce, tant l’énergie de l’artiste était grande. Tout l’art cependant, est de faire en sorte que cette force du doigt sur la corde soit imperceptible pour l’auditeur. De même que dans le jeu toute expression trahissant l’effort est à éviter, toute recherche de l’effet est condamnable (je parle ici de l’esthétique traditionnelle). À la longue, le jeu finit par être si dépouillé qu’il semble pâle et même insipide au non initié. Mais il ne faut pas s’y tromper, ce dépouillement cache des années d’expérience et de réflexion musicale. Il est le critère esthétique suprême des musiciens qui savent encore goûter «la saveur du sans saveur».