Addendum
Ses mains, telles deux phénix…
LES OIES SAUVAGES SE POSENT SUR LA GRÈVE
Pingsha luoyan 平沙落雁
LES OIES SAUVAGES SE POSENT SUR LA GRÈVE (Audio)
Par Shen Caonong
Cai laoshi (vidéo)
Cai laoshi filmée à Hong Kong en 1983
Ses mains, telles deux phénix…
«Comment ne pas parler des mains de Cai laoshi? Elles se meuvent sur les cordes alors que tout le reste du corps est recueilli. Assez grandes et bien pleines, elles sont animées d’une énergie naturelle; nul besoin de les forcer, rien ne semble hors de leur portée; elles évoluent librement. Les mouvements les plus désinvoltes conservent leur distinction. Comme dans l’exécution parfaite d’un rituel, jamais cette élégance ne se relâche, mais, dans ce ballet bien réglé, rien de guindé: à force d’exercice cette attention de tous les instants finit par devenir une chose spontanée, une seconde nature plus vraie que la première. Ses mains sont parfois luisantes comme si une lumière de l’intérieur les éclairait. Ses gestes fascinent tout comme la force qui les anime. Une force qui n’est pas seulement musculaire, mais qui vient d’une sorte de détermination inébranlable; un mouvement que rien ne pourrait interrompre, quelque chose de farouche et d’impérieux qui produit une musique sans fard.»
Georges Goormaghtigh · Notes prises lors d’un séjour à Hong Kong
Pour illustrer le travail des doigts sur l’instrument lorsqu’on joue du qin, les maîtres élaborèrent très tôt une série d’images où le geste humain est mis en rapport avec celui d’animaux réels ou mythiques dont il s’agit de capter la force, de retrouver la grâce et l’aisance.
Ainsi, pour évoquer un accord exécuté avec le pouce et le majeur de la main droite, l’illustration est celle d’une mante religieuse attrapant une cigale. Toujours pour la même main, c’est à la démarche transversale du crabe, cette fois, de suggérer un doigté dit «la roue» 輪 lun: succession rapide de l’annulaire, du majeur et de l’index sur une même corde.
Yangchuntang qinpu 陽春堂琴譜, 1611
Pour la main gauche, toute une série d’images évocatrices viennent également éclairer la nature du geste musical: «le pic martèle un tronc», «La libellule effleure l’eau dans son vol», «l’hirondelle fonce sur un moucheron»…
Fascinés par cet ensemble— unique dans l’histoire de la musique— bon nombre de musicologues se sont penchés sur ces planches sans vraiment percevoir qu’elles s’inscrivent dans un contexte spécifique. Dans leur engouement, ils semblent avoir oublié une image qui précède parfois les illustrations évoquées plus-haut. Cette image et sa légende nous éclairent pourtant à leur sujet:
«Les mains gauche et droite sont comme des phénix dans les nuages, telle est la norme pour le joueur de qin.»
Fengxuan xuanpin 風宣玄品, 1539 – La partie de gauche donne la nomenclature des doigts de la main.
Il s’agit ici du mouvement des bras et de son prolongement dans les deux mains. Impulsion sans laquelle, le doigté devient laborieux pour ne pas dire encombrant. Cai laoshi semble avoir fait sienne le précepte d’un maître du début des Tang:
«Lorsqu’on joue du qin, les deux mains doivent se correspondre, comme deux phénix qui dansent face à face ou qui planent dans les airs. L’important est de bien réaliser ce mouvement et de ne pas se cantonner dans le doigté qui ornemente les notes.»
Zhao Yeli (563-639)
彈琴之法, 必兩手相附, 其猶雙鸞對舞,
兩鳳同翔. 要在撫弦作勢, 不在聲外搖指.
趙耶利
Il ne s’agit pas, bien entendu, de minimiser le rôle du doigté, mais de ne pas oublier que l’exercice du qin est aussi une pratique corporelle qui permet, tout en produisant du son, d’entretenir son énergie vitale.
LES OIES SAUVAGES SE POSENT SUR LA GRÈVE
Pingsha luoyan 平沙落雁
Il existe des dizaines de tablatures de cette mélodie. Le recueil de partitions de Cai laoshi comporte trois «Pingsha», bien différents les uns des autres.
C’est d’abord avec une version plutôt contemplative de la mélodie, tirée d’un manuel publié en 1868, qu’elle abordait avec ses élèves le thème des oies sauvages.
Dans un deuxième temps, on apprenait un morceau plus animé, toujours sous le même titre, mais cette fois, tel que Cai laoshi l’avait appris avec son maître Shen Caonong (1891-1973). Lui-même l’avait reçu une trentaine d’années au paravant de Pei Jieqing, un musicien du Sichuan, à cheval entre le 19e et le 20e siècle. C’est cette version qui nous occupe ici.
Jamais nous n’entendîmes Cai laoshi jouer la troisième version figurant dans son recueil.
Cai laoshi et son maître Shen Caonong 沈草農
«LES OIES SAUVAGES SE POSENT SUR LA GRÈVE»
Pingsha luoyan 平沙落雁
Tablature de qin (calligraphie de Cai laoshi)
«Les oies sauvages descendent sur la grève» Partition transmise par Pei Jieqing à mon maître Shen Caonong qui, à son tour, me l’a enseignée. Revu et corrigé, printemps de l’an Dingwei (1967).
Les oies sauvages se posent sur la grève · Pingsha luoyan · 平沙落雁 · 04:16
Cai laoshi a toujours été insatisfaite de ses enregistrements. Elle ne les écoutait jamais. C’est à son corps défendant qu’elle finit par céder aux injonctions de ses élèves qui, depuis des années, rêvaient qu’elle accepte pour une fois, de jouer devant une caméra. Les prises furent effectuées chez elle, le 7 janvier 1983. La musicienne était alors âgée de 78 ans. Il faut dire qu’à l’époque, la présence à Hong Kong de Madame Rulan Chao Pian, fille du célèbre linguiste américain d’origine chinoise, Chao Yuen Ren, elle-même professeure de musicologie à l’Université de Harvard, ne fut probablement pas étrangère à sa décision. L’enregistrement d’une dizaine de morceaux a cependant été pour Cai laoshi une véritable épreuve. Elle ne renouvela jamais l’expérience.
Les deux extraits proposés ci-dessous proviennent de cette vidéo du 7 janvier 1983. La pièce qui est jouée les deux fois est la version de Pei Jieqing des «Oies sauvages». La caméra a démarré une minute trop tard pour la première prise. Une fois passée la première minute de la deuxième prise, les deux prises sont comparables.
TsarTeh-yun 蔡德允 (Cai laoshi) filmée chez elle, le 7 janvier 1983 – Pingsha luoyan 平沙落雁, première prise (incomplète)
TsarTeh-yun 蔡德允 (Cai laoshi) filmée chez elle, le 7 janvier 1983 – Pingsha luoyan 平沙落雁, deuxième prise