Addendum
LE QIN DE WU JINGLÜE
Pékin, été 1979
Le Qin de Wu Jinglüe
Pékin, été 1979
«Pour le pêcheur la vague est un refuge. Il se débarrasse des rumeurs du monde en se lavant les oreilles dans l’eau claire des rivières…»
Titres des trois premières sections du «Chant du pêcheur»
Les membres du bureau qui s’occupait de nous quand j’étais étudiant à Pékin puis à Shanghai dans les dernières années de la Révolution culturelle (de 1973 à 1975), n’ignoraient rien de la quête du qin quasi-obsessionnelle qui m’animait à l’époque. Quatre ans plus tard, chose impensable sous le règne de la Bande des Quatre et de Madame Mao, ma quête devenait soudain légitime : on reparlait discrètement de cet instrument et certains vieux maîtres qui avaient survécu à la tourmente de la Révolution culturelle refaisaient surface. On annonça à l’ambassade de Belgique que je pourrais finalement étudier cet instrument au Conservatoire central de Pékin pendant l’été 1979, avec un prestigieux professeur qui enseignait dans cette institution.
Cette proposition m’enchanta. J’allais enfin pouvoir rencontrer les musiciens que je rêvais de connaître depuis des années — musiciens que nous avions peut-être côtoyés sans le savoir à Pékin ou à Shanghai à l’époque de nos études, mais avec lesquels il était alors hors de question d’entrer en contact.
Le nom de Wu Jinglüe ne m’était pas inconnu. J’avais entendu ses interprétations légendaires qui, par leur suavité et une ornementation très calculée, tranchaient avec la sobriété du jeu des autres musiciens.
Le succès de sa musique «qui rendait le qin accessible à un large public» n’était pas sans faire des jaloux. Sa personnalité était parfois critiquée par ceux qui avaient eu affaire à lui. Plus qu’un lettré pétri de valeurs traditionnelles, c’était un virtuose capable d’exactitude et de charme. Pour rendre l’instrument plus sonore il avait cherché, dès les années 50, à remplacer les cordes de soie du qin par des cordes métalliques.
À mon arrivée à Pékin, Wu Jinglüe se montra jovial et très affable. Quand je lui dit mon allergie à l’égard des cordes métal, il demanda à son fils de remonter des cordes de soie sur un de ses instruments. À cette époque, Wu Wenguang était encore jeune mais déjà très virtuose. Toujours prêt à aider, il se montra aussi très généreux. Quand il apprit que j’étais l’élève de Cai laoshi, il m’offrit un jour une calligraphie qu’avait faite, à sa demande, Shen Caonong, le maître de mon maître. Il accepta aussi d’enregistrer pour moi plusieurs morceaux de son répertoire sur un qin monté de cordes de soie.
Les cours commencèrent assez vite. Wu Jinglüe avait décidé de m’enseigner Yuge « Le chant du pêcheur », un des grands morceaux du répertoire. Le rythme soutenu de nos leçons ne me laissait guère le temps d’aller flâner dans les rues de la capitale. Je passais des heures à répéter ce que nous avions vu et à préparer ce qui m’attendait à la leçon suivante. À chaque occasion, je posais des question à M. Wu sur les autres joueurs de qin vivant à Pékin. Ses réponses étaient toujours évasives. J’eus beau insister, ce fut peine perdue. Tout en continuant à travailler avec assiduité, je sentais croître en moi une certaine insatisfaction. J’avais un peu le sentiment d’être pris en otage. Je commençais à désespérer quand Wu Jinglüe m’annonça la visite de Chen Changlin, un de ses anciens élèves, que j’admirais profondément, ayant eu l’occasion d’entendre ses enregistrements d’avant la Révolution culturelle. J’avais tellement insisté pour le voir que Wu Jinglüe, peut-être ébranlé par mon obstination, avait finit par le convier.
Chen Changlin me dit avoir appris le qin avec son père et s’être ensuite perfectionné auprès de différents maîtres. Chercheur à l’Académie des sciences, il trouvait malgré tout le temps de déchiffrer de nombreux morceaux et avait aussi transcrit pour qin une très belle et très populaire mélodie d’habitude exécutée au pipa, au guzheng ou à la flûte. Son jeu subtil et inventif ne ressemblait en rien à celui des concertistes professionnels du Conservatoire.
Une nouvelle rencontre marquante fut celle, longuement sollicitée, de Madame Xu Wenzheng, la veuve de Zha Fuxi, Elle m’accueillit chez elle avec ces mots : «Vous arrivez trop tard! Comme vous, mon mari n’aimait pas les cordes métal.» Ce jour là, Li Xiangting, un ancien élève de Zha Fuxi et de Wu Jinglüe, avait pris soin d’enlever les cordes métalliques montées depuis quelques années sur le qin préféré de Zha Fuxi, et de les remplacer par des cordes en soie. Mes mains tremblaient lorsque je jouai cet instrument: son propriétaire n’avait plus eu cette chance…
Au terme de ces trois mois d’étude, Wu Jinglüe m’offrit un qin nommé Feilong, le «Dragon volant», qu’il avait construit en 1936. À la cérémonie d’adieu qui concluait mon séjour au Conservatoire, il lut à haute voix le texte de dédicace qu’il venait d’écrire au dos de l’instrument:
« Georges G. aime le qin. Il a parcouru une grande distance pour venir se perfectionner dans notre Conservatoire. Jeune et vif, quelques mois lui ont suffit pour apprendre “Le chant du pêcheur”. Je t’offre ce qin construit de mes mains. Chaque fois que tu le verras, ce sera comme si tu me voyais. Efforce-toi toujours dans la tâche de propager l’art du qin. Mi-automne de l’an Ji wei. Wu Jinglüe, Conservatoire Central».
* * *
Peu après, je tombai gravement malade. Quand je me sentis mieux, je me mis naturellement à mon qin, tâchant de retrouver des bribes du long morceau que m’avait enseigné Wu Jinglüe. Rien ne vint. Mes efforts de déchiffrage ne furent d’aucune aide. J’avais tout oublié: le pêcheur, le paysage, la mélodie… Je persévérais cependant. Quelque chose finit par émerger. Le dragon se montrait plus conciliant, mais, las de l’exercice, je m’arrêtais souvent en chemin.
Il n’y a pas longtemps, un ami qui m’avait entendu jouer cet instrument me dit : «Ce qin est très bon, pourquoi devrais-tu le condamner au silence?» Depuis, je le joue plus souvent. Je découvre sa sonorité pleine, sa vigueur et la façon qu’il a de répondre dans les glissandos.
Il se fait à moi, comme je me fais à lui. On s’écoute mutuellement. Les nuages qui bouchaient notre horizon se sont dissipés. Le pêcheur peut enfin entonner son chant.
En attendant, voici, joué sur le qin de Wu Jinglüe, un morceau bien plus bref, déchiffré dans la solitude et l’isolement de ma chambre de l’Institut des langues de Pékin en 1973: «Le pêcheur ivre chante dans le soir».
Le pêcheur ivre chante dans le soir · Zuiyu changwan 醉漁唱晚 (sur le qin «Feilong» de Wu Jinglüe)
Au milieu des années ’30 paraissait à Shanghai le premier disque commercial entièrement consacré au qin. Ce 78 tours comportait deux mélodies , «L’Adieu à la passe» et «Le pêcheur ivre chante dans le soir». L’interprète, Wei Zhongle, un brillant poly-instrumentiste aussi à l’aise au qin qu’au pipa, au xiao et au dizi qu’au violon occidental, y gravait une version superbement rythmée du «Pêcheur ivre».
Invité à se joindre à la troupe culturelle chinoise qui, en 1938, devait se produire dans une trentaine de villes d’Amérique, il fascina chaque soir le public par son étonnante versatilité et par sa virtuosité sans faille. On lui proposa de laisser une trace de son talent sous la forme de quatre disques 78 tours. Ce fut l’occasion pour lui de graver une nouvelle fois «Le pêcheur ivre chante dans le soir». La pièce allait devenir son morceau fétiche et, pour bon nombre de musiciens, une référence absolue en matière d’ivresse musicale. Ce fut aussi la mienne lorsque l’on m’offrit, dans les années ’60, un repiquage 33 tours des enregistrements américains de Wei Zhongle. Bien plus tard, en parcourant les partitions de Cai laoshi, je découvris qu’elle aussi, dans son interprétation, s’était inspirée de son «Pêcheur ivre» .