Addendum
La musique et les mots
Yijing
意境, au cœur de l’esthétique chinoise
La musique et les mots
Dans son ouvrage classique, The Lore of the Chinese Lute, Robert Van Gulik s’émerveille de la richesse des termes qu’utilisaient les lettrés chinois dans leurs écrits sur l’esthétique des arts en général et celle du qin en particulier. Il va même jusqu’à souhaiter (p.106) qu’un dictionnaire entier leur soit consacré.
C’est un peu en me souvenant de cette remarque que j’ai tenté de traduire l’étonnante diversité des adjectifs servant à décrire la sonorité de certains instruments anciens.
Or, la même richesse caractérise la terminologie des textes qui parlent des mélodies de qin, — les «mots» de la musique — je pense aux «préfaces explicatives» 解題 jieti qui figurent en tête de la plupart des morceaux dans les recueils de partitions. Dans ces derniers, le choix du vocabulaire esthétique, le langage précis et nuancé des auteurs, ne peut que frapper le lecteur.
Ainsi, «Les hautes montagnes», seront jouées avec «vigueur et fougue» 蒼勁, 沖足; «Les flots» avec «souplesse et fluidité» 柔和,流暢, le «Chant du pêcheur», lui, ne sera abordé qu’avec «le plus grand détachement» 灑脫.
Grâce à ces indications et par contraste, «Les eaux mouvantes» suggéreront «une étendue sans limite», «Les hautes montagnes, «la verticalité des masses rocheuses».
Dans de très brèves préfaces comportant rarement plus d’une quarantaine de caractères, l’auteur d’un manuel de la fin des Qing, le moine Kongchen 空塵, prend soin de préciser l’esprit de chacune des trente et une mélodies du recueil, tour à tour qualifiées d’exaltante 激揚, de distinguée 飄渺, d’affligée 淒其, de généreuse 豪宕, de grave 蕭瑟 etc. selon l’état d’âme ou la vision intérieure, qu’elles sont censées susciter chez l’interprète.
Voici, par exemple, les 37 caractères introduisant les «Trois variations sur les fleurs de pruniers» 梅花三弄 Meihua sannong :
晉桓伊作。曲音清幽,音節舒暢。一種孤高現於指下 ; 似有寒香沁入肺腑,須從容聯絡,方得其旨。
(Les caractères soulignés sont puisés dans le vaste ensemble des termes servant à diriger le musicien dans son jeu.)
Voici une tentative de traduction:
«Composée par Huan Yi des Jin (265-420), cette mélodie limpide et délicate au rythme détendu procure à celui qui la joue une sorte d’exaltation, comme si un parfum très frais le pénétrait jusqu’au tréfonds. C’est en jouant posément et avec cohérence qu’on en saisira la saveur.»
Kumuchan qinpu (1893)
yijing 意境
Au cœur de toute pratique artistique en Chine
Zha Fuxi dans sa bibliothèque, vers la fin de la Révolution culturelle, mettant la dernière main au synopsis de son monumental ouvrage consacré aux recueils de partitions de qin, le «Qinqu jicheng» 琴曲集成
À une époque où la publication de livres sur le qin est en pleine expansion: dictionnaires, mélanges, compilations de toutes sortes, rééditions soignées, voire luxueuses, il n’est pas mal de se pencher sur un ouvrage publié en 1957 par Zha Fuxi et plusieurs collaborateurs, en pleine époque des Cent fleurs, le Cunjian guqinqupu jilan 存見古琴曲譜輯覽.
La couverture est en carton, le papier de qualité médiocre, mais le contenu est d’une inépuisable richesse. Plus de 3000 mélodies présentées, non pas musicalement, mais à l’aide des mots qui s’y rapportent. Mille pages pour recenser, sur plus de dix siècles, recueils de partitions, préfaces explicatives et paroles de mélodies chantées.
Les préfaces explicatives des morceaux sont de loin la partie la plus intéressante de ce précieux ensemble. Elles nous permettent de suivre les avatars d’un morceau à travers les âges dans de nombreuses partitions. Les textes sont de tournure assez littéraire, souvent très détaillés. Ils sont pour la plupart assortis de sous-titres indiquant les sections de mélodies.
Cette présence des mots dans la musique, est frappante. Elle débouche sur une notion qui dépasse toute parole, celle du yijing 意境, littéralement «le domaine de l’idée» ou «de l’intention» ou encore «l’atmosphère d’une œuvre d’art» Toute œuvre, dans la tradition lettrée, qu’elle soit picturale, calligraphique ou musicale est avant tout une chose de l’esprit. La vision intérieure du musicien prime et doit guider son chant. Sans cette présence de l’idée, aucune pièce ne saurait prendre vie. Tel est le but de ces textes introductifs. Cette «intention» qui précède et accompagne le moment musical, opère dans des régions secrètes. L’évocation d’un paysage ou d’une scène idyllique, doit être chargée d’une tension invisible, d’un souffle informant chaque note d’un bout à l’autre du morceau. Si bien qu’on mesure la qualité d’une interprétation non à la virtuosité de l’interprète mais à sa capacité de mobiliser son «qi», son énergie, capable de donner vie au morceau.
Les mots ne sont pas anodins, ils exercent un pouvoir sur le musicien. Les adjectifs de ces «préfaces explicatives», tout comme les vers d’un poème, ont la mystérieuse capacité de faire surgir chez celui qui joue, des images anciennes ou récentes, des souvenirs vécus ou rêvés.
Voici un autre exemple tout aussi frappant par sa brièveté et par le choix des adjectifs: «Chute des feuilles dans le vent d’automne 金風落葉 Jinfeng luoye :
楚宋玉所作,音韻蕭瑟,息心靜聽,儼然 有草木黃落,雁叫雲飛之意。
«Composée par Song Yu (290 av. J.C. – 223 apr. J.C.), cette musique évoque les bruissements du vent en automne; écoutée attentivement, elle suggère la chute des feuilles mortes et le cri de l’oie sauvage dans les nuages.»
Ces préfaces, ne se bornent pas à évoquer les charmes de la nature. Le moine Kongchen n’était pas insensible au côté humain des mélodies. «Longshuo cao» par exemple évoque le destin tragique d’une femme. Les phrases sont brèves, les mots choisis:
龍朔操
漢明妃所作,曲意傷感,音韻凄其,一種憂怨現於指下,而柔媚幽婉.確是豔質情腸,作者須 意會之。
«Composée par Mingfei des Han, cette mélodie douloureuse a quelque chose de profondément mélancolique. Elle est cependant empreinte de grâce et de douceur car il s’agit ici des sentiments d’une femme. Celui qui joue ce morceau doit en être conscient.»