Addendum
Le chant du pêcheur
漁歌 YUGE
Méditations sur le chant du pêcheur
D’après Cai laoshi (Tsar Teh-yun)
AUTRES PAROLES
D’après Zha Fuxi
LE CHANT DE PÊCHEUR (Audio)
Par Zha Fuxi
L’ADIEU À YANGGUAN (AUDIO)
Zha Fuxi, qin et chant
LE CHANT DU PÊCHEUR
漁歌 YUGE
«J’ai commencé à apprendre ce morceau au neuvième mois lunaire de l’an guichou (1913) et ai continué jusqu’au huitième mois de l’an bingchen (1916). Il aura fallu dix huit leçons avec mon maître de qin, plus encore deux pour le reprendre ensemble en entier. Qu’il vente, qu’il pleuve et par tous les temps, jamais je ne me suis arrêté. Pour apprendre ce morceau, j’ai dû le jouer mille trois cent fois !»
Remarque figurant en fin de partition du «Chant du pêcheur» dans la version qu’en propose Yang Zongji dans son «Recueil d’études sur le qin» publié à Pékin de 1911 à 1931.
«Vous allez voir, quand il arrive aux harmoniques de la fin, sa musique décolle soudain; elle quitte la terre ferme et nous emmène dans le ciel.»
C’est par ces mots, glissés dans l’oreille de Laurence Picken lors d’un récital de qin à Chongqing en 1944, que Robert van Gulik introduisit «Le chant du pêcheur» que Zha Fuxi s’apprêtait à jouer.
Plus de trente ans après, lors de mon unique visite à Cambridge, le savant anglais, se souvenait avec émotion de cette remarque de l’éminent diplomate, sinologue et romancier néerlandais. Il copia pour moi, sur bande magnétique, la belle version du «Chant du pêcheur» enregistrée par Zha Fuxi à la Library of Congress le 10 juin 1945.
Depuis, je ne cesse de l’écouter.
LE CHANT DU PÊCHEUR, 漁歌 YUGE
TITRES DES SECTIONS D’APRÈS LE RECUEIL XILUTANG QINTONG 西麓堂琴統 (1549)
- La vague est son refuge,
- Les eaux brumeuses, ses confidentes.
- Il se débarrasse des rumeurs du monde en purifiant ses oreilles dans l’eau du torrent.
- Et lave son bonnet et sa ceinture dans l’onde tourbillonnante.
- Lentement, il remonte le courant.
- Son chant qui se mêle au grincement de la rame,
- Retentit par delà les nuages
- Et se fait entendre jusqu’aux rivières Song et Pu.
- Battements d’aviron sur le fleuve embrumé.
- Près d’un ilot, il scande son chant en frappant le flanc de sa barque.
- Sur son vaisseau léger, il traverse le fleuve.
- En plein courant, il lance son filet.
- Avec sa prise, il s’achète du vin.
- Son poisson grille au feu de bambou.
- Ivre, il s’appuie à la croisée de sa cabane.
- Et s’endort sous le saule de la berge.
- Comme Fan Li qui fuyait les honneurs,
- Les privilèges du pouvoir lui sont indifférents.
Pareille accumulation d’images pourrait faire croire que cette mélodie, traditionnellement attribuée à Liu Zongyuan (773-819) mais connue des musiciens dans des versions datant des Ming, est de la musique descriptive. Or, si l’on trouve bien dans ce «Chant du pêcheur» quelques notes pouvant évoquer le mouvement d’un rameur, le bruit de l’eau ou même un chant humain, on ne peut parler ici de «musique à programme». Dans l’ensemble, on a souvent affaire dans ce morceau aux formes abstraites de la musique pure. L’apport poétique de ces titres de sections est un rajout tardif, sans rapport direct avec les passages qu’ils sont censés illustrer.
La substance musicale infiniment subtile et complexe de ces derniers correspond à un élan créateur qui opère au delà du langage verbal. La tournure littéraire des titres de sections reflète surtout un goût immodéré chez certains lettrés de donner un nom à toute chose, d’exercer leur talent… de se rassurer peut-être. L’interprète ne s’arrête du reste pas particulièrement sur les indications fournies par ces titres (dont il existe, selon les éditions, pas moins de quatre versions différentes!) Les deux partitions les plus utilisées par les musiciens à l’heure actuelle ne mentionnent aucun titre pour les sections.
Le découpage de la partition en sections est d’ailleurs arbitraire; il sert simplement à fournir les points de repères indispensables à l’apprentissage des longs morceaux. Si aucune tablature ne saurait s’en passer, cette organisation de la matière écrite ne correspond pas pour autant à des césures musicales. La mélodie se déroule sans en tenir compte, sans solution de continuité.
Paroles du «Chant du pêcheur» d’après le Wuzhizhai qinpu 五知齋琴譜 «Manuel de qin des Cinq Consciences» (1722)Fac simile de la copie manuscrite de Tsar Teh-yun 蔡德允 (Cai laoshi), Yinyinshi qinpu 愔愔室琴譜Hong Kong, 2000
MÉDITATIONS SUR UN CHANT DE PÊCHEUR
PAROLES DU «CHANT DU PÊCHEUR» (EXTRAITS) d’après le WUZHIZHAI QINPU 五知齋琴譜 Copié par Cai Laoshi
Les rives du fleuve sont sa demeure. Dans sa barque étroite, il vogue, insouciant, au gré des flots. Sur la berge, le rose des renouées contraste avec la masse grise de la laiche. L’automne s’est installé sur le fleuve. Vêtu d’une pèlerine de jonc et d’un chapeau de bambou, le pêcheur, ligne à la main, oublie les tracas du monde.
On distingue au loin un îlot couvert de marsillée. Les nuages et l’eau se confondent. Un canard descend des nuages irisés. Comme un immortel, le pêcheur s’est endormi. Il respire tranquillement. Des carpes s’ébattent dans ses rêves; il se voit embarquant, ses filets à la main. La lune luit sur l’eau noire du fleuve qui, sans cesse, roule ses vagues. Depuis toujours ce flux puissant s’écoule. Ainsi file le temps : aucun stratège, aucun oracle, ne saurait l’arrêter; mieux vaut écouter le chant du pêcheur!
Le silence s’installe. Dans le ciel, les étoiles scintillent. Sous la lune, la rosée est fraîche. Le pêcheur pousse un long cri modulé alors que la lune sombre dans le fleuve. Son esprit est à l’aise, son coeur, joyeux. Succès, échec, honneur, richesse, grandeur et décadence, il confie tout cela aux nuages…
Leurs barques amarrées à un saule de la berge, trois ou quatre pêcheurs festoient. Les agapes sont frugales. Ils conversent à loisir dans la lumière du couchant. Sur la grève aux fleurs de pêcher, ça et là poussent des touffes d’herbes odorantes. A côté de l’embarcadère, la silhouette d’un saule se dessine dans la brume. Plus loin, d’autre barques dans les roseaux…
[…] il vogue libre, cet homme! Le Fils du Ciel ne peut en faire son ministre, les feudataires, l’avoir pour ami. Indomptable vieillard, hôte de l’onde et des brumes!
Pêcheur solitaire sur le fleuve en hiver, Ma Yuan 馬遠, c. 1160-1225
«LE CHANT DU PÊCHEUR»
Tablature de qin
tirée du recueil des partitions manuscrites de Cai laoshi, le Yinyinshi qinpu 愔愔室琴譜Hong Kong, 2000
(le grain des choses, p. 8)
L’annotation, très chargée, de cette tablature, à l’encre rouge, au stylo et au crayon, montre à quel point Cai laoshi a réfléchi à l’interprétation de ce morceau qu’elle admirait profondément. Les aléas de la vie ont fait qu’elle n’a jamais trouvé le temps d’en réaliser un enregistrement.
TEXTE D’INTRODUCTION
«Le chant du pêcheur» a été composée par Liu Zongyuan alors qu’il était exilé dans le sud du pays de Chu. Las des affaires du monde, il s’adonnait aux joies du paysage. Les notes paisibles et profondes de cette musique sans contrainte, évoquent bien la vie du pêcheur qui troque son poisson pour avoir du vin. Une fois ivre, il se couche au milieu des roseaux.
…
Vous me demandez où réside la vérité suprême?
Dans le chant du pêcheur qui aborde la rive!
Wang Wei (700-761)
AUTRES PAROLES
PAROLES EXTRAITES DU RECUEIL QINPU ZHENCHUAN 琴譜真傳 «TRANSMISSION FIDÈLE DES PARTITIONS DE QIN» (1573),
d’après Zha Fuxi
Comme les titres de section, les paroles ajoutées au Chant du Pêcheur diffèrent considérablement d’une édition à l’autre. Dans sa tentative de réhabiliter la tradition du qin aux yeux du pouvoir communiste au début des années ’50, le grand musicien et connaisseur du qin, Zha Fuxi (1895-1976), mentionne une intéressante version du «Chant du pêcheur» qui se singularise par son réalisme. Pour une fois, les paroles ne se bornent pas à reprendre les images rêvées de la vie idyllique du pêcheur, mais évoquent, au contraire, la dure réalité du travail de ces hommes et de ces femmes: «Voyant s’affairer ceux qui sans cesse vont et viennent sur l’eau comme la navette du tisserand, … je leur demande comment ils font pour affronter la vague qui menace quand s’élève la tempête. «La vie et la mort dépendent du destin, répondent-ils en chantant, nous n’avons pas de recette…»
Le chant du pêcheur · Yuge 漁歌 · 15:36
Zha Fuxi, à qui l’on doit deux très belles interprétations instrumentales de cette mélodie (Washington 1945, Pékin 1961) apprise auprès de son ami Peng Zhiqing (1891-1944), n’a jamais enregistré la version chantée du morceau. Il aurait pu le faire puisqu’il est un des rares musiciens de sa génération ayant encore étudié son instrument par la pratique du chant, sans l’intermédiaire des tablatures, méthode qui était encore en vigueur à l’époque dans certaines écoles, notamment dans sa province natale du Hunan. Cette familiarité avec les qinge (littéralement: chant au qin; le musicien s’accompagnant lui-même en chantant), allait orienter tout un pan de sa recherche. Seuls quelques enregistrements nous sont parvenus de cette pratique intime. Une version chantée du «Dialogue du pêcheur et du bûcheron» pourrait être intéressante de par la ressemblance de son thème, mais je préfère citer ici une mélodie plus brève, souvent chantée en guise d’adieu, car la façon dont l’interprète Zha Fuxi est saisissante. «… bois encore une coupe, à l’ouest de la Passe tu n’auras plus d’ami.»
Ballade de la ville de Wei
Wang Wei
渭城朝雨浥輕塵,
客舍青青柳色新。
勸君更盡一杯酒,
西出陽關無故人。
Ce matin, la pluie a lavé la poussière à Weicheng
L’auberge est pimpante et les saules reluisent
Bois encore une coupe de vin
À l’ouest de la passe tu n’auras plus d’ami!